Stéphanie GRAYOT-DIRX
(professeur des universités,
directrice du Centre Innovation et Droit
et directrice adjointe de la Maison
des Sciences de l’Homme de Dijon)
Procès et démocratie.
A partir du cas du « procès » dit des patriotes de l’Auxois
Conférence du 29 février 2024, en la salle des États, pour la cérémonie d’hommage aux patriotes de l’Auxois. Le style oral a été conservé, seules des références bibliographies et quelques explications supplémentaires ont été rajoutées en notes de bas de page pour les lecteurs.
S’intéresser au procès qui s’est tenu ici même, il y a 80 ans, revient à examiner un procès « monstrueux ». Cette monstruosité oblige à penser les limites du droit et de la justice, ce qui est une nécessité pour que cela ne se reproduise pas 1. Le procès qui s’est tenu, au sujet de l’affaire de l’exécution du Major Werner, n’avait que l’apparence de la justice et a été utilisé, en réalité, pour asseoir la légitimité d’une condamnation à mort, rassurer les troupes présentes sur le sol français, convaincre Berlin de la sévérité de la répression et effrayer la population, à la veille du Débarquement. En ce sens, le « procès » de l’affaire Werner n’a de procès que le nom. Il est l’envers d’un procès, tel qu’il doit se tenir dans une démocratie moderne.
Mais revenons à 1944 : en France, la répression allemande fut d’abord militaire et judiciaire, avec une apparence de respect du droit et de la justice. D’un point de vue militaire, le cadre juridique de l’occupation a été défini notamment par la convention de La Haye et les clauses de l’armistice. La France est dans une position stratégique car elle est une base opérationnelle et un centre d’approvisionnement pour les opérations militaires allemandes. En outre, la collaboration doit permettre de préserver l’ordre et le calme. Enfin, la France se voit reconnaitre une place spécifique dans le système nazi, compte tenu de son statut culturel et « racial » au sein de l’Europe occidentale.
Pourtant, pendant l’Occupation, plus de 1 500 civils désignés comme « terroristes » furent jugés pour acte de « franc-tireur » par des tribunaux militaires allemands, dont près de 1 300 durant les années 1943 et 1944. 90 % furent condamnés à mort et pour une grande part d’entre eux, la peine fut exécutée. La catégorie juridique du franc-tireur fut introduite, dans le droit pénal militaire allemand, en 1938 2. Ces textes permirent aux juges militaires allemands de soumettre les territoires occupés à leurs juridictions militaires. Il faut comprendre ici qu’il y avait, en Allemagne, une phobie du franc-tireur, probablement née en 1870-1871 lorsque le gouvernement républicain de défense nationale de Gambetta décréta la « levée en masse » après la capitulation de Napoléon III. Au moment de la 2nd guerre mondiale, l’élite militaire allemande rejetait toute forme de guerre populaire. Il y avait un mythe du franc-tireur, c’est-à-dire du civil qui mène des actions de guérillas 3.
Dans ce cadre, le MBF 4, commandant militaire allemand en France, était en France occupée responsable du maintien de l’ordre et de la sécurité et poursuivait les civils non-allemands qui contrevenaient à la loi allemande 5. Cette justice militaire allemande fut un des principaux instruments d’intimidation pendant l’occupation.
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L’été 1941 marqua une étape décisive dans la radicalisation de la politique répressive du MBF, avec des exécutions massives d’otages civils, le début des déportations et l’aggravation de la répression judiciaire. Au même moment, les pouvoirs du MBF étaient déjà concurrencés par d’autres instances du Reich qui cherchaient à en court-circuiter l’autorité. Ainsi, le MBF fut concurrencé par la SIPO- SD 6 (police de sûreté et service de sécurité de la SS) ; il perdit ses compétences policières avec la mise en place d’un chef supérieur de la SS et de la police (HSSPF, Carl Oberg) en juin 1942. Puis, avec l’entrée dans la « guerre totale », l’invasion de la zone Sud, le développement de la Résistance et l’imminence du Débarquement, les autorités allemandes adoptèrent des méthodes venues du front de l’Est. Beaucoup de personnes arrêtées ne furent plus jugée par les tribunaux du MBF : la SIPO-SD privilégiait la déportation, sans jugement, des membres de la Résistance ou les exécutions sommaires de « francs-tireurs » pris sur le fait 7. Pour autant, le MBF poursuivit sa répression judiciaire, ciblée sur la Résistance, pour dissuader d’y entrer ou d’y rester, au moins jusqu’au printemps 1944, pour les affaires les plus graves. Il y eut alors une radicalisation : au début de l’année 1944, 600 peines capitales pour résistance furent prononcées en quatre mois 8.
Parallèlement à cela, en France toujours, outre les camps d’internement 9, avaient été mises en place, tout d’abord, les « sections spéciales », créées après l’affaire Moser en août 1941. Il s’agissait de juridictions françaises d’exception visant les communistes et les anarchistes. Pour la zone occupée, elles étaient rattachées aux cours d’appel ; à Dijon, la section spéciale jugea 179 accusés (dont 17 femmes, de jeunes ouvriers bien souvent) 10. En outre, une loi du 20 janvier 1944 durcit la législation en instituant des « cours martiales » ; cette loi avait été préparée par Joseph Darnand, alors « secrétaire général au maintien de l’ordre ». Elle l’autorisait « à créer par arrêté une ou plusieurs cours martiales », dont il fixait librement la composition (trois juges), pour juger les résistants, en suspendant à leur égard l’application du droit pénal « ordinaire ». Si la culpabilité était retenue, la peine de mort était la seule sanction prévue. La confusion des pouvoirs était ici totale 11. Pourtant, en dépit de l’existence de toutes ces juridictions, ce sont encore d’autres juges qui vinrent à Dijon…
S’agissant plus particulièrement de Dijon, il faut rappeler aux plus jeunes que le bassin dijonnais était, pendant la guerre, dans une situation particulière. Dijon est une ville de transport, avec des carrefours ferroviaires importants : elle se situe entre Paris, d’un côté, et Lyon et Marseille, de l’autre. C’est pourquoi les Allemands avaient installé à Dijon des troupes d’élite, non seulement une kommandantur, la Wehrmacht, mais aussi l’Abwehr. La Sipo-SD était aussi présente à Dijon, avec des locaux restés dans les mémoires, rue du Docteur-Chaussier. Il faudrait sans doute ici présenter l’histoire de la résistance en Bourgogne, spécialement dans l’Auxois, mais ce n'est pas mon rôle 12.
J’insisterai donc surtout sur le fait que Dijon était une ville importante pour l’occupation, le renseignement et la répression. Il faut rappeler aussi qu’il y avait un plan de Goebbels en faveur d’une « grande Bourgogne », allant de la Bourgogne actuelle jusqu’aux Pays-Bas, avec la renaissance d’un Moyen-Âge mythifié par les nazis. Ce n’est peut-être pas sans lien avec le choix fait d’un procès ici, dans la salle des États. Mais pourquoi organiser un procès à cette époque où les exécutions et déportations se multipliaient ?
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De façon générale, le procès, en Europe, depuis l’Antiquité grecque, revêt une importance tant historique, sociologique que juridique. Que l’on pense aux grands procès qui ont marqué l’Histoire ou la littérature, ou que pense tout simplement aux procès ordinaires, civils comme pénaux, qui se déroulent chaque jour devant nos tribunaux, chaque fois se joue dans ses procès quelque chose de nos sociétés et de leur organisation politique. Le procès repose, en démocratie, sur l’intervention d’un tiers, neutre, impartial, qui se tient à égale distance des parties en conflit, qui met à l’écart la vengeance et rappelle et applique les règles de vie en société. Par le procès, la violence est mise à distance et la paix sociale peut être reconstruite. Telle est la finalité longue du droit et de la justice : organiser la vie en société et, par la mise à distance de la violence, tisser ou retisser le lien social. Du moins, dans une société démocratique 13.
Afin de répondre à la question qui m’a été suggérée, celle des rapports entre procès et démocratie, avec comme contre-exemple ce terrible procès des patriotes de l’Auxois, il faut d’abord envisager la fonction du procès, avant d’évoquer ensuite des règles qui l’encadrent.
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I. Les fonctions du procès
Pour comprendre ce qui s’est joué ici, dans cette salle, en février 1944, il faut rappeler ce qu’étaient le droit et la justice dans l’idéologie nazie, avant de voir le cas plus spécifique du procès Werner.
A. Le nazisme et le procès
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S’agissant du rapport entre nazisme, droit et justice, il faut rappeler que, dès les années 20, droit et nazisme furent étroitement liés. Hitler méprisait les juristes, comme il méprisait les officiers et les diplomates, mais nombre de juristes adhérèrent au nazisme et se mirent à son service 14.
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Concernant la théorie de l’État, pour les nazis, l’individu n’avait pas de valeur pris isolément, mais uniquement en tant que membre de la communauté, et une communauté de sang/de race. Le nazisme était une « polycratie ». On pense souvent à une organisation impeccable, hiérarchisée. En réalité, dès 1933, l’administration nazie fut, au contraire, une cacophonie permanente.
En France, en tant que pays occupé, comme en Allemagne, les nazis mettaient en concurrence de multiples institutions (la police, l'armée, le parti). Cela engendrait une lutte féroce. En outre, tous les pouvoirs étaient confondus, dans un État « total ». Il n’y avait pas de séparation des pouvoirs ; il n’y avait pas de séparation entre gouvernants et gouvernés. Le nazisme reposait, au contraire, sur une « logique » de communautarisation, d’incorporation, d’incarnation, de confusion entre le chef et le groupe. Très vite, il n’y eut plus de frontière entre police et justice 15.
S’agissant du droit, les nazis avait une vision « politique » du droit, en confondant le droit avec leur « morale ». Le nazisme prônait un droit concret, et non abstrait, et voyait dans le Droit une forme de bon sens « populaire », émanant de la communauté de race, incarnée par Hitler. Peu importait finalement la source, le contenu ou la forme de la règle, il fallait que cela serve Hitler. Ainsi, Alfred Rosenberg proclama dès 1930 : « Est juste ce que les Aryens considèrent comme le droit ; injuste ce qu’ils rejettent ». Cette confusion entre le droit et la volonté d’un chef, prétendant incarner le peuple, est le propre du totalitarisme. Ce droit devint alors une arme entre les mains des nazis, et la justice un instrument de propagande.
Dans l’idéologie nazie, le juge ne pouvait pas occuper la place d’un tiers neutre et impartial, hors de la communauté. C’était incompatible avec la logique nazie. Au contraire, le juge devait faire partie de la « troupe » du Führer, dans une relation personnelle de fidélité. Là encore, il n’y avait pas de séparation (pas de séparation des pouvoirs. Pas de séparation des fonctions dans le procès). Tout étant confondu.
Les nazis ont eu l’occasion d’instrumentaliser les procès, d’en faire très tôt des spectacles, dès les années 20 quand ils étaient accusés de violences. Puis, après leur accès au pouvoir, des juridictions d’exception furent mises en place pour supprimer toute opposition politique 16, en soumettant les victimes à des abus de procédures, notamment des procès à répétition pour des mêmes faits, des lois pénales rétroactives ou des arrangements préalables sur les peines. La Justice, avec ses rituels, fut ainsi mise au service du Reich, pour lui donner une apparence de légitimité et assurer sa stabilité.
B. Les fonctions du « procès » dans l’affaire « Werner »
La juridiction, le lieu choisi et les formes employés montrent bien que le procès a été ici perverti pour effrayer la population. Quant au type de juridiction et au lieu, d’abord, pour ce procès de l’affaire Werner, ce sont des SS venus de Paris qui ont siégé pour juger les résistants. Il ne s’agit ni d’une cour martiale mise en place par Darnand, ni de la section spéciale, ni d’un tribunal militaire relevant du MBF. C’est un tribunal militaire disciplinaire, ayant normalement en charge le jugement des SS eux-mêmes, qui va se déplacer à Dijon. Cette juridiction disciplinaire est d’abord propre aux SS. Elle a été mise en place en 1934 pour soustraire les SS aux juridictions ordinaires. Sa compétente a ensuite été étendue aux membres de la Waffen-SS, à la police ainsi qu’aux habitants de certaines zones occupées quand ils étaient recrutés par ces services 17. Historiquement, il y eut d’abord un tribunal suprême des SS et de la police, à Munich, pour tous les cas de haute trahison, de trahison, d'espionnage, vols commis par des SS ou des policiers. Puis, furent créés jusqu’à 38 tribunaux régionaux, dépendants tous de ce tribunal suprême, lui-même lié directement de Himmler. Un très grand nombre de jugements lui étaient personnellement lus ou présentés et il les corrigeait. Le XXIème de ces tribunaux était celui de Paris. C’est ce « tribunal » qui se déplaça. Son responsable était alors Wilhelm Brinckmann 18.
Concernant le lieu choisi, ici, la salle des États. Sur ce point, on peut comparer le procès Werner à celui du Palais Bourbon, qui s’est tenu du 4 au 6 mars 1942, pour sept jeunes résistants communistes âgés de 17 à 26 ans qui furent fusillés au Mont Valérien. Pour le procès du Palais Bourbon, comme pour celui du Palais des Ducs, le choix du lieu est un symbole. Le Palais des Ducs et des États de Bourgogne est un lieu de pouvoir, dont les murs sont les témoins muets de grands événements politiques et sociaux des siècles passés. La salle des États, où nous sommes et où s’est tenu ce procès, est une salle dite d’apparat. En y siégeant ce « tribunal SS » tente sans doute de tisser un lien avec plusieurs siècles d’Histoire, avec un passé prestigieux, propre à Dijon, mais aussi avec une justice du passé, celle du seigneur qui rendait justice dans la salle d’apparat de son château. Ce n’est pas le siège habituel de la justice qui a été choisi, à savoir le Parlement de Bourgogne, mais bien le Palais des Ducs, ce Palais qui représente - depuis le XIIème siècle au moins, le siège du pouvoir politique, un pouvoir qui fut l’un des plus puissants d’Europe.
Il me semble que cela montre nettement la volonté d’utiliser cette affaire pour marquer la population, alors que la sécurité des Allemands eux-mêmes avait été mises à mal, le Major Werner, commandant de la police de sécurité allemande (Orpo), ayant été tué.
S’agissant ensuite des formes employées pour ce procès, elles sont proches du procès pénal classique. Mais le rituel du procès est perverti. Le rituel est normalement l'ensemble des formes, des langages symboliques et discursifs avec lesquels la justice est rendue pour produire une vérité judiciaire. Ces rituels sont forts pour la justice pénale. Les symboles visuels de la justice sont bien connus : l’estrade, la barre, le box des prévenus, le banc de la presse et ceux du public, les costumes et, au mur, souvent, une œuvre, souvent une peinture de nature à marquer le public comme les professionnels du droit. A cela s’ajoutent des symboles plus physiques avec l’annonce sonore de l’arrivée du tribunal, la levée du public à son entrée, les espaces réservés pour chacun, le silence dans la salle et les ordres du président, les déplacements, le serment des témoins 19. Ce rituel et ces symboles montrent la puissance de la Justice, même quand leur sens n’est pas compris par les personnes présentes. Ils ont été pervertis en février 1944, avec des murs entièrement tendus de noir et marqués des insignes SS, une table – de la largeur de la salle – drapée de noir également sur laquelle reposait un immense aigle en métal doré, des accusés menottés deux à deux, des portes fermées, un public choisi, au milieu d’allemands armés, présents dans la ville comme dans la salle 20.
J’évoquais à l’instant une comparaison avec le procès du Balais-Bourbon, en ce qui concerne le choix transgressif et symbolique des lieux. Mais on peut aussi rapprocher le procès Werner d’autres grands procès que sont le procès de la Maison de la Chimie en 1942 21 et, bien sûr, le procès du « groupe » Manouchian 22, en février 1944. Pourquoi les rapprocher ? Parce qu’à chaque fois, il s’agit de propagande plus que de justice. De la propagande avec le film muet où l’on voit se dérouler, sous nos yeux, le procès de la Maison de la Chimie, de la propagande encore avec le procès du Palais Bourbon, qui est ouvert au public, à la presse et aux actualités cinématographies allemandes, de la propagande encore avec la fameuse affiche rouge. Ce sont les mêmes moyens qui sont utilisés ici, à Dijon, pour des fonctions similaires : il faut faire peur à la population, mais il faut aussi convaincre, à la fois, les troupes, en France, et les chefs, à Berlin, de la fermeté de la répression.
II. Les règles du procès
A. Le contre exemple du « procès » dans l’affaire « Werner »
Quant à l’instruction du procès, il semble que Himmler fut rapidement informé de la mort du Major Werner. Oberg aurait suivi de près l’enquête mené par le KdS 23 Hulf, qui connaissant le Major Werner 24. Le général Scheer 25, chef de l’Orpo, est envoyé sur place ; les services français participent à l’enquête, dont la gendarmerie 26. Entre le 10 février et le 23 février, l’enquête aboutit à plusieurs vagues d’arrestations, d’interrogatoires et d’emprisonnement 27. Il est possible que ce soit sur ordre de Himmler lui-même que ces arrestations débouchent sur ce procès exceptionnel, devant un tribunal SS. Ce tribunal parait statuer hors de son champ normal de compétences, mais une Ordonnance du 4 avril 1943 confiait à cette juridiction les procès qui aurait pu relever de la juridiction militaire lorsque l’acte délictueux se dirigeait « exclusivement ou en grande partie contre les SS ou la police allemande » 28.
Le procès lui-même se déroule devant trois juges, dont Brinckmann et un procureur, tous allemands. Pour défendre les résistants, des personnes étaient présentes : Maitre Paul Eber, avocat strasbourgeois, qui participa d’ailleurs à d’autres procès de résistants. Il était, en effet, exigé de l’avocat de la défense qu’il parle couramment allemand et soit agréé par l’occupant. Cette défense n’était pas aisée : si elle pouvait permettre de défendre et réconforter les accusés, la présence de l’avocat n’était pas tolérée par l’occupant dans un but humaniste et désintéressé. Non, l’avocat était un faire-valoir permettant aux militaires allemands de légitimer la répression 29. Outre Paul Eber, il semble qu’un capitaine de la SS (SS-Hauptsturmführer) Jaehnig (avocat dans le civil, mais chef de la section IV du KDS de Dijon) ait été commis d’office pour présenter une défense des accusés 30.Des notables et la presse furent présents. Selon le témoignage de Paul Eber et les procès- verbaux d’interrogatoire, d’Oberg et de Hulf, le public comprenait des gendarmes, des officiers, des notables et des magistrats 31. Ces notables étaient-ils contraints d’être présents au 1er rang ? Dans ces dépositions, Oberg aurait indiqué qu’il avait menacé le préfet de Dijon de révocation en cas d’absence 32. Alors que le procès débute à 9h, le verdict est rendu oralement dès le milieu de l’après- midi. Quinze condamnations à mort, 9 comme francs-tireurs et pour détention illégale d’armes ; 6 pour aide à l’ennemi, dont le docteur Quignard. Dans le verdict lui-même, comme dans la presse, l’accent est mis sur des crimes commis contre « des hommes, des femmes, des enfants français » par des « bandes communistes terroristes ». Selon le verdict, le tribunal « a prononcé la sentence capitale comme seule expiation possible contre l’ensemble des accusés, à l’exception de Duthu » 33 du fait de son jeune âge. Comme pour la présence de l’avocat, faire une exception conforte la légitimité de ce « procès » dont le verdict montre la confusion entre idéologie nazie et droit.
Bien entendu, tout était joué d’avance. Oberg, avant même que le procès ne se tienne, avait, par avance, fourni à Brinckmann une confirmation écrite signée, de ce verdict. Il semble qu’un simple télégramme dans la soirée permit que l’exécutionse tienne dès le lendemain. Le peloton d’exécution avait été préparé à l’avance…Ce procès fut suivi d’importantes représailles dans la Région, outre une soixante de personnes internées à Vesoul, vingt et une personnes furent déportées, d’autres moururent au combat.
B. Les principales règles du procès équitable, un « acquis » à préserver
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En contrepoint de ce procès, il faut insister sur les grands principes de la démocratie, sur nos droits fondamentaux, dont ceux qui concernent le procès pénal, qui aujourd’hui nous semblent des acquis, en réaction à ces atrocités commises pendant la 2nde guerre mondiale. Ces principes découlent notamment de la DDHC de 1789 ayant aujourd’hui valeur constitutionnelle, de la DDUH de 1948 et de la CEDH :
o la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire
o la séparation des fonctions d’instruction, de poursuites et de jugement, en matière pénale,
o la protection de la présomption d’innocence et des droits de la défense, ce qui inclut le droit de choisir son avocat librement, un avocat qui doit être indépendant.
o le droit à être jugée par un juge indépendant et impartial dans un délai raisonnable
o la non-rétroactivité de la loi pénale : on ne peut être jugé sur le fondement d’une loi pénale qui n'était pas en vigueur au moment des faits
o l’interdiction de la torture et l’abolition de la peine de mort
o la publicité de l’audience et du jugement, un jugement qui doit être motivé, pour favoriser la confiance du public dans la justice et pour permettre aux parties de comprendre la décision.
o l’accès à une voie de recours devant une autre juridiction, autrement composée.
o la protection de certains secrets, comme le secret médical, considérés comme légitime pour protéger la relation patient/médecin, dans laquelle l’État n’a pas à s’immiscer.
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Nous avons aujourd’hui, collectivement, la charge de veiller sur ces principes. En rendant hommage ce soir aux patriotes de l’Auxois, qui ont donné leur vie pour la défense de la démocratie, il faut se souvenir que justice et démocratie sont intimement liées, qu’une justice indépendante et respectée est la meilleure gardienne de nos libertés.
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• A. Bancaud, Vichy et les traditions judiciaires, CURAPP Questions sensibles, Paris, Puf,1998, p. 171
• J M Berlière , « Gestapo de la rue Lauriston » : la bande Lafont Bonny , Polices des temps noirs (2018), p 487 et s.
• J. Chapoutot, La loi du sang, NRF, 2014
• J. Commaille, A quoi nous sert le Droit, Gallimard, 2015
• J. Danet, Quel rituel judiciaire ? Les cahiers de la Justice, 2013/4, p. 67.
• F. Desprez, Rituel judiciaire et procès pénal, LGDJ, 2009, préface de D. Thomas
• G. Eismann, Histoire Politique [En ligne], 45 | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021,consulté le 20 février 2024
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• L. Steinberg, Les Allemands en France, Albin Michel, 1980, spéc. p. 298 et s.
• D. Vouzelle, Pionner de la résistance. Le réseau Grenier Godard (1940 1942), EUD, 2022.
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• Archives : ADCO, 6 J 194
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1 O. Jouanjan, Justifier l’injustifiable, analyse du discours nazi, PUF
2 Par deux textes qui sont l’Ordonnance de procédure pénale de guerre et l’Ordonnance pénale exceptionnelle de guerre. Sur ce sujet, voir G. Eismann, La norme à l’épreuve de l’idéologie : le franc-tireur en droit allemand et la figure du terroriste judéo-bolchevique dans les prétoires militaires allemands en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Histoire Politique [En ligne], 45 | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 20 février 2024.
3 G. Eismann, La norme à l’épreuve de l’idéologie : le franc-tireur en droit allemand et la figure du terroriste judéo- bolchevique dans les prétoires militaires allemands en France pendant la Seconde Guerre mondiale, préc. ; Jean Solchany, « Le commandement militaire allemand en France face au fait résistant : logiques d’identification et stratégie d’éradication », in L. Douzou, R. Frank, D. Peschanski et D. Veillon (dir.), La Résistance et les Français : villes, centre et logiques de décision, actes du colloque international organisé en 1995 par l’IHTP, Paris, 1995, p. 518 et Jean Solchany, « Le commandement militaire allemand en France face au fait résistant », op.cit ; Jochen Böhler,
« L’adversaire imaginaire : "Guerre des francs-tireurs" de l’armée allemande en Belgique en 1914 et de la Wehrmacht en Pologne en 1939. Considérations comparatives », in G. Eismann et S. Martens, Occupation et répression militaire allemandes : la politique de « maintien de l’ordre » en Europe occupée, 1939-1945, Paris, Autrement, 2011, p. 17 et s.
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4 Etat major administratif
5 G. Eismann, La justice militaire rendue par les tribunaux du MBF, 1940-1941, in Justice militaires et guerres mondiales, par J-M. Berlière, J. Campion et L. Lacchè, Presses universitaires de Louvain ; G. Eismann, Maintenir l’ordre, Vingtième siècle. Revue d’Histoire, 2008, p. 125.
6 Dès 1934, la SS a le contrôle de l'ensemble du système de police et assume une fonction militaire aux côtés de la Wehrmacht grâce à la création de la Waffen-SS. Ce qui caractérise les SS est l’interdépendance des fonctions et des institutions de l’État avec les structures du parti. La SIPO est la police de sûreté qui regroupe : la Gestapo (l'ensemble des services de police politique du Reich) et la Kripo (la police criminelle qui lutte contre la criminalité). A partir de 1939, la Sipo est regroupée avec le SD (service de la sécurité de la SS de Reinhard Heydrich). Les deux sont regroupés dans le RSHA, sous la coupe Heydrich jusqu’en 42, puis de Himmler. Le RSHA, en tant que l'un des douze principaux offices centraux de la SS, dispose de presque 3 000 employés. Avec l’armée l'armée — la Wehrmacht — et de la Waffen-SS, ce sont les plus grosses organisations du 3ème Reich. En France, la SIPO-SD est sous les ordres de Knochen. L’Orpo est, quant à elle, la police en uniforme pour le maintien de l’Ordre et n’appartient pas au RSHA. En France, sous la houlette de Karl Oberg, général SS allemand et chef supérieur de la SS et de la Police à partir de mars 42, l’Orpo est sous les ordres d’un BdO. Il y a eu en France deux BdO successifs dont Paul Scheer de mars 1943 à juillet 1944. Sous les ordres du BdO, se trouvent 11 Kommandeur der Orpo (KdO) en zone occupée ; Oberg a sous ses ordres, à la fois, la SIPO-SD et l’Orpo.
7 La SIPO-SD arrêta plus de 20 000 personnes entre janvier et septembre 1943, le rythme des arrestations s'intensifiant en 1944. Généralisant l'usage de la torture, la Sipo-SD s’appuyait également sur des français pour infiltrer les réseaux de Résistance : J.-M. Berlière, « Gestapo de la rue Lauriston » : la bande Lafont-Bonny, Polices des temps noirs (2018),
p. 487 et s.
8 Voir les chiffres cités par G. Eisenmann, spéc. La justice militaire rendue par les tribunaux du MBF, 1940-1941, préc..
9 D. Pechanski, La France des camps : l’internement 1938-1946, Gallimard, 2002.
10 J.-L. Halpérin, La section spéciale de Dijon. Histoire de la justice, 2019/1, vol. n°29, p.127 et s.
11 Sur les cours martiales, voir spécialement : V. Sansico, « France, 1944 : maintien de l’ordre et exception judiciaire. Les cours martiales du régime de Vichy », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°3, novembre-décembre 2007.
12 Voir « La vie d’un Maquis de l'Auxois » [Texte imprimé] par l’association du souvenir de la résistance, section Auxois.
- [s.n.], 1944 ; D. Vouzelle, Pionner de la résistance. Le réseau Grenier-Godard (1940-1942), EUD, 2022.
13 Voir notamment, parmi une abondante bibliographie : P. Ricoeur, Le Juste, éd. Esprit, 1995 ; J. Commaille, A quoi nous sert le Droit, Gallimard, 2015 ; F. Ost, A quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, coll. Penser le droit, Bruxelles, Bruylant, 2016
14 Pour les développements, cf. surtout O. Jouanjan et Y. Chapoutot, cités en bibliographie.
15 Au contraire, l’un des grands juristes français du début du XIXe siècle, M. Hauriou, avait fait remarquer combien l’État moderne reposait sur une série de séparations fondamentales (Principes de droit public, 1911, rééd. Paris, Dalloz, 2011, préf. O. Beaud, p. 366 et s).
16 En Allemagne, la création du Tribunal du peuple (Volksgerichtshof) ; et de plusieurs autres tribunaux spéciaux (Sondergerichte)
17 I Munich, II Dusseldorf, III Berlin, IV Dantzig, V Dresde, VI Cracovie, VII Vienne VIII Prague, IX Oslo, XIV Metz, …
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18 Th. Fontaine, thèse précitée et L. Steinberg, préc.
19 Sur ces symboles, voir A. Garapon, Essai sur le rituel judiciaire, Odile Jacob, 1997 ; F. Desprez, Rituel judiciaire et procès pénal, LGDJ, 2009, préface de D. Thomas. ; J. Danet, Quel rituel judiciaire ? Les cahiers de la Justice, 2013/4,
p. 67.
20 Pour ces descriptions, voir notamment Th. Fontaine et L. Steinberg, préc.
21 Consulté le 8 février : https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001912/les-images-allemandes-du-proces- de-la-maison-de-la-chimie-en-avril-1942.html
22 La présentation comme un « groupe » est elle-même le fruit de la propagande, plus qu’une réalité : D. Manessis et J. Vigreux, Avec tous tes frères étrangers, de la MOE aux FTP-MOI, éd. Libertalia, Fondation Gabriel Péri, 2024, spéc.
p. 121 et s., spéc. 133.
23 Kommando der Sipo und der SD
24 Sur ce point, voir la thèse de Th. Fontaine, préc.
25 Sheer est alors BdO, chef de l’Orpo en France, qui surveillait la police et la gendarmerie, notamment ; l’Orpo assurait les missions de maintien de l’ordre de la police régulière en uniforme, sous les ordres de Oberg.
26 Qui retrouve la ferme dans laquelle Werner avait été détenu
27 ADCO, 6 J 194
28 Th. Fontaine, Thèse, p. 896 ; OKW : chef du Haut Commandement des Forces armées (Wilhem Keitel)
29 Sur les avocats, voir notamment : L. Israel, La résistance dans les milieux judiciaires. Action collective et identités professionnelles en temps de guerre, Genèses, 2001/4, n°45, p. 45 et s. ; Alain Bancaud, Vichy et les traditions judiciaires, CURAPP-Questions sensibles, Paris, Puf, 1998, p. 171.
30 L. Steinberg, Les Allemands en France, Albin Michel, 1980, spéc. p. 298 et s.
31 Préfet de Dijon (Georges Bernard), préfet délégué (Yves Gasné), avocat général (André Aubry), procureur de la République (René Chaplain), 1er Pdt de la Cour d’appel (Jules Luro).
32 Voir la thèse de Th. Fontaine, préc. ; ce caractère contraignant a été contesté par Annie Lacroix-Riz, La non- épuration, Dunod, 2023, p. 326 et s. en s’appuyant sur les appréciations figurant dans la correspondance du Procureur Général de Dijon, Henri Nicolas, entre novembre 1944 et juillet 1945 (notes 132 à 136).
33 Pour cet extrait, voir la thèse de Th. Fontaine
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